© Christine Cam

Jean-Marc Rochette, habité par la montagne

Grand entretien réalisé par Jean-David Abel - Administrateur de Mountain Wilderness, cet interview paraitra dans une version synthétique dans le prochain Dossier Thématique de Mountain Wilderness.

Vie associative

Écrit par Jean-David Abel

Publié le 30 juin 2023

Ailfefroide, Le loup et La dernière reine, les trois derniers romans graphiques de Jean-Marc Rochette ont en commun la montagne. L’auteur de bande dessinée se livre sur son lien à ces territoires singuliers.

Tes trois derniers livres forment une trilogie avec une forte cohérence. Est-ce que c’était prévu au départ ?

Non, non. J’ai commencé avec Ailefroide, avec juste cette idée de d’autobiographie. Puis j’ai rencontré un berger, dans mon coin [dans le Vénéon], qui m’a raconté une attaque de loup. Comme moi sur le sujet j’étais plutôt pro-loup, d’une manière naturelle et sans voir ce que cela pouvait donner côté éleveurs, ça m’a intéressé et ça m’a donné envie de raconter cette histoire. Elle a été très bien accueillie par 95 % de la population, à part par une partie d’écolos extrêmes et de bergers extrêmes… Bon, c’est un conte, il ne faut pas prendre ça au pied de la lettre, mais le résultat est que le livre a été un succès. Je pensais m’arrêter là, mais le loup m’a ensuite naturellement amené à l’ours, puis l’ours au Vercors… Mais l’enchaînement des trois a été fortuit.

Avec une grande cohérence cependant ?

Oui, parce qu’au cœur de chacun il y a la montagne. Et je vois aussi que progressivement je me suis éloigné de tout ce qui est sportif pour m’intéresser à la montagne elle-même et à la vie en montagne, aux animaux, etc. Que des gens courent en montagne avec une pipette est ce qui me déprime le plus.

Est-ce que pour toi le succès de ces BD et en particulier la large diffusion du dernier correspondent à un renouveau d’intérêt pour la montagne ?

En tout cas je sens un renouveau du livre de montagne. Il y avait un public spécialisé mais quand même réduit, alors que là on est à des niveaux de vente très importants. Je constate l’afflux de sollicitations et l’élargissement du lectorat, du côté des jeunes en particulier, et même des très jeunes. Possiblement mon approche animiste des animaux et des milieux touche une grande variété de personnes, jusque dans ma vallée avec des voisins chasseurs et éleveurs. J’ai envie et je me sens capable de toucher tout le monde.

Attractivité de la montagne et jeunes qui s’installent, qu’y-a-t-il là qu’il n’y a pas ailleurs ?

La montagne a toujours été un refuge, pour ceux qui recherchent la liberté, pour les persécutés ou pour les marginaux, mais pas seulement. C’est un endroit où se mettre à l’abri, se sentir protégé, y compris de l’État à certaines périodes. Bref la montagne attire des gens qui veulent prendre de la distance, qui recherchent une certaine autonomie.

Et c’est ton propre cas ?

J’habite dans un endroit qui est fermé quatre mois de l’année. Mais on pourrait aussi dire que c’est la montagne qui m’habite… je suis marabouté. Quand je vois des animaux, je ressens ce que l’on peut avoir en commun au-delà des différences entre moi, un renard ou un chamois. Cela passe par les regards, les sens, le rapport à l’environnement immédiat. J’ai dit à France Culture qu’il y avait un secret en haut des montagnes, mais je n’ai pas bien su dire lequel… Avec le recul, je pense que ce qui se passe là-haut est du domaine de l’esprit plus que de la matière. Pour moi c’est un sentiment métaphysique plus que religieux.

La montagne, c’est aussi pour nous l’endroit le plus proche où éprouver sa liberté, sa fragilité sans avoir besoin d’aller à l’autre bout du monde ?

Oui, et il y a aussi le rapport au temps : celui-ci est distendu quand on est dans ces espaces, on sent la réalité du présent en même temps que sa profondeur, les millions d’années qui « sont là ». Et la beauté de ces espaces. J’essaie de « faire passer » ça dans des romans populaires, accessibles à tous.

Mais le refuge de la montagne, c’est aussi le ressourcement, la possibilité de respirer au plein sens du terme, de se renouveler ?

Oui, on s’y dépollue... et c’est pour ça que je ne peux plus m’imaginer en ville. Et le confinement a attisé ça : le besoin de liberté, de pleine respiration… Je rappelle que [pendant le confinement] les personnes sortaient avec des papiers qu’ils signaient eux-mêmes ! C’est un niveau de soumission qui me semble inimaginable. On vous disait de prendre le café assis, mais non pas debout ! Pour moi, on n’est pas une espèce à domestiquer, et pour cela la montagne représente une protection, un bouclier ultime.

Je pense à mon grand-père : en Ardèche, en 1912, cela aurait été impensable, si les gendarmes étaient venus dire aux gens qu’ils ne pouvaient pas sortir à 100 m de chez eux, on en serait venu à la violence. Moi je me suis efforcé de m’en extraire, de dire « Je ne joue pas à ce jeu ».

Et c’est-ce qu’on voit avec jeanne et édouard dans la dernière reine ?

Oui. Ils refusent la vie d’en bas et ils montent se réfugier dans la montagne. Sans argent, sans rien. Et ils sont heureux. D’ailleurs c’est quand elle redescend que cela se passe mal.

Dans ce dernier livre tu opposes de façon plus forte encore la naturalité, la poésie, la spiritualité de la vie sauvage aux réalités de la société, et tu dresses une fresque sur des centaines de milliers d’années qui questionne le rapport de l’espèce humaine à la nature…

Oui, avec l’arrachement de l’homme à la nature, sa séparation d’avec elle, notamment au néolithique et depuis. Mais aujourd’hui cela s’accélère et se complexifie tellement qu’on ne sait pas quoi faire. Moi j’ai envie de m’en retirer, de cultiver à la fois mon émerveillement et mon jardin (avec mes poules).

Par rapport à ta phrase « le jour où le dernier ours disparaîtra, on entrera dans l’âge des ténèbres », est-ce que tu penses qu’il y a des évolutions dans la société ou on n’est encore pas très éloigné des réflexes d’il y a un siècle ou plus ?

Non, il y a eu des progrès. Il n’y avait par exemple quasi plus d’aigles dans les années cinquante dans nombre de massifs dont les Ecrins. Il n’y avait plus de gypaètes, de loups, de bouquetins, de cerfs etc. De ce point de vue, il y a eu des progrès, dans la réglementation mais aussi dans les esprits. Et puis bien sûr la pression humaine est beaucoup moins importante en montagne que ce qu’elle a été dans le passé. Il faut se rappeler le niveau de déforestation qui existait au début du 20e siècle, par exemple. Tout cela pour dire que tout est question d’équilibre.

Et du point de vue de l’équilibre, comment cela se passe avec l’ours ? Il dérange et pose de vraies questions à l’homme, parce que c’est son égal dans ces lieux pas faciles à habiter ?

L’ours me fascine d’abord par sa dimension physique. Dans ma vallée, il y a cinq loups, et je n’ai aucune crainte quand je sors. S’il y avait des ours, et par exemples des femelles avec des petits, ce ne serait pas la même chose, notamment dans les espaces forestiers. Le partage de l’espace, en tant qu’espèce, t’oblige à faire « autrement » attention. D’où l’importance dans La dernière reine qu’il y ait ce rapport à l’animal qui te met en question. Dans le Vercors en plus, il existe pour moi un fantôme de l’ours : c’est le dernier massif des Alpes où il a été présent, et on constate qu’il est un peu partout, dans des sculptures, des noms de restaurants ou de locations, sans parler de la toponymie où il est fréquent. Et puis entre Vercors et Haut-Diois, où je situe une partie de l’histoire, il y a des espaces très peu fréquentés et assez sauvages.

Et dans la réalisation elle-même de la bande dessinée, comment concilier le temps court de la conception et écriture de la réalisation, étiré sur deux ans (dessin et mise en couleurs) ?

Non c’est très construit… Au début j’ai une vision, un personnage, mais ce n’est pas précis et surtout je n’ai pas d’histoire. Et par exemple je voulais un personnage féminin fort, mais je n’en avais pas. Alors j’ai cherché, cherché, dans ce contexte post-première guerre mondiale, et je suis tombé sur Jeanne. Ensuite tout s’affine avec l’écriture et la réalisation du story-board (découpage en pages et cases), avec beaucoup d’idées qui nourrissent le récit et des scènes qui sont visualisées.

Et tu aboutis à un roman !

Oui sur le fond, la complexité de l’histoire et sa durée, la variété des choses abordées, mais on reste bien dans une histoire dessinée et non racontée. Mais comme dans un roman ou dans un film, il y a des passages que je peux supprimer « au montage ». J’avais par exemple des images très esthétiques de corniches de neige avec du vent sur les crêtes du Vercors, qui venaient de mon enfance, mais à la fin je ne les ai pas gardées, je trouvais Jeanne et Édouard trop enfantins dans ce passage.

Mais au fond c’est aussi une tragédie, non ? L’ours, jeanne, édouard, tout ce à quoi on est attaché meurt, c’est fort et poignant à la fois. Alors qu’en même temps, malgré ou au-del à la « mauvaiseté » de l’homme, il y a des éléments d’espérance…

Oui, les remèdes sont dans l’homme, et dans la nature. Édouard meurt, mais il « s’éteint comme un soleil » et au-delà du final avec tous les animaux, on finit sur « Au cœur de la source, un couple s’aime éternellement ». Au bout du bout, l’amour, la bonté, la justice sont éternels, et plus forts que la mort. Et personne ne peut atteindre ou détruire la plénitude de ce qu’ils ont vécu, l’harmonie qu’ils ont connue... Arrêtons de nous couvrir de cendres. Il y a partout des soleils avec nous et parmi nous. Je crois aussi à l’art pour ça : les personnes passent, les sentiments peuvent passer, mais une petite sculpture par exemple, comme un cheval en ivoire vieux de milliers d’années, te permet de sentir l’âme du personnage et de converser avec celui qui l’a taillé, au-delà du temps. En cela l’art permet d’éviter « l’âge des ténèbres ».

Face à cela, les pulsions matérialistes qui négligent le vivant et enferment l’homme et le condamnent à sa perte ?

Bien sûr, c’est la négation de la vie et du vivant. Face à cela, je fais ce que je sais faire le mieux : raconter des histoires et fabriquer des images, des visions. Aujourd’hui il y a beaucoup de raisons d’être énervé, ou désespéré, comme l’étaient déjà les anarchistes du début du 20e siècle. Mais je ne pense pas qu’une guerre frontale avec cette société mercantile soit gagnable. On peut tout à fait la subvertir autrement, par l’art, par la création, par l’exemplarité d’autres relations au monde, par des choix de vie qui refusent la logique dominante. C’est en ce sens que je me réjouis de nombreux jeunes qui viennent s’implanter en montagne autour de projets qui retissent des liens sociaux et respectent la nature.

Qu’est-ce que cela te fait de toucher un aussi vaste public, de toucher profondément les gens ? Est-ce que cela te pèse, ou est-ce que cela te donne encore plus de force pour créer ?

Cela me fait mal au ventre. Ça a bouleversé quelque chose en moi et changé mon rapport aux gens. En même temps cela me nourrit et me dit que j’ai réussi quelque chose, que je peux être utile à la société. Il y a un avant et un après La dernière reine. Mais c’est aussi comme en montagne, quand on atteint un sommet désiré et qui a demandé un effort très long : tu y es, et maintenant ? Tu redescends bien sûr, mais pour faire quoi ? Des choses plus spirituelles et moins narratives, comme la sculpture et la peinture, mais encore ? Cela pourrait être aussi de « redescendre » en ville, parce qu’il y a des problèmes humains et sociaux qui méritent de ne pas être négligés ou laissés de côté. Je me donne un peu de temps…

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